Dernier jour 17h34

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Reuters, Santa-Maria d'Almogar, aujourd'hui, 17h34 : (FLASH) Selon des témoins, un hélicoptère militaire de grande taille a été abattu au-dessus de la ville, il y a quelques minutes, peut-être par cette batterie que les F-234 ont ensuite attaquée et réduite au silence. Ni l'US Navy, ni l'ASI, ni le centre de coordination des forces de l'ONU n'ont confirmé ou infirmé cette information. Selon un policier, l'ASI serait en train de « transférer vers l'astroport par hélicoptère des passagers de type NC » (N.D.L.R : dans le jargon de l'ASI : des individus destinés à embarquer sur Exodus).

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GlobalNewsTV : La jolie journaliste blonde commente avec un visage assombri les images d'un groupe de pompiers. Armés de lances, ils tentent de venir à bout du violent feu de carburant qui embrase une carcasse démantibulée de grande taille. « C'est donc bien un hélicoptère de l'ASI qui a été abattu sur Santa-Maria, nous en avons la confirmation. Nous savons aussi que l'équipage ne comportait qu'un seul homme, un pilote originaire d'Avondale dans l'Arizona, un vétéran de l'US Air Force âgé de 54 ans, et que celui-ci est porté disparu, ce qui laisse malheureusement peu de doutes sur le fait qu'il ait été tué dans ce crash. Bob Dekert est entré en contact avec la femme de ce pilote dans sa maison à Avondale. Bob, je comprends que madame Danish est en ligne avec vous ? » Suit une courte, mais néanmoins lamentable entrevue où on distingue une grosse femme au visage ravagé par le chagrin, qui sanglote en produisant des propos incohérents, en réponse à des questions affligeantes de cruauté dans leur bienveillance contrite.

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AK expliqua à Ada et Michael qu'il allait descendre en premier et qu'ils ne devaient le suivre que s'il les y invitait. Il rechargea son fusil, puis il vérifia son gilet pare-balles. Enfin, il souleva sa jambe de pantalon pour dévoiler un petit revolver attaché à sa cheville. Il le donna à Michael.

— Si je me fais descendre, tu pourrais avoir besoin de ça. Mais, avant de faire le héros, appelle ton ange gardien dans l'hélicoptère. D'accord ?

Michael hocha la tête. AK sauta par la trappe et disparut dans la cage d'escalier. Michael et Ada se regardèrent. Le vacarme de l'hélicoptère et des avions qui passaient dans le ciel, invisibles dans les nuages bas, était assourdissant et couvrait presque la cacophonie des alarmes et des sirènes qui s'était répandue sur la ville. Mais en fin de compte, c'était un bruit plutôt bénin en comparaison du cauchemardesque roulement de tambour qu'avaient produit des armes de l'hélicoptère de Morgan un peu avant. Ils attendirent ce qui leur sembla être une éternité, puis deux détonations très rapprochées se firent entendre sous leurs pieds. Comme la mitrailleuse de l'hélicoptère se remettait à ébranler l'air, ils se recroquevillèrent, les mains sur les oreilles. À la fin de la courte rafale, Morgan appela :

— Ada, il faut que tu ailles voir.

Michael, qui avait mis son oreille à toucher celle d'Ada, secoua la tête. Regardant Ada, il fit avec son doigt deux allers-retours entre eux.

— On y va ensemble, répondit Ada.

— Attention, chasseurs ! cria Morgan.

Une paire d'avions passa presque juste au dessus d'eux. Deux flashs très intenses éclairèrent les nuages. Le souffle des avions les jeta au sol et ils perçurent par le béton du toit l'onde de choc de l'impact des deux roquettes. Comme Michael levait la tête, il vit un missile quitter la batterie qui avait tiré sur Morgan quelques minutes auparavant et disparaître dans les nuages dans la direction où les chasseurs avaient disparu. Puis tout de suite après, une autre fusée partit du toit d'un second immeuble sur la colline. C'était comme deux coups de poignard fulgurants dans le gris du ciel bouché. Ada et lui se levèrent et d'instinct virent se plaquer contre le mur de la petite construction qui abritait la machinerie d'ascenseur, assis sur leurs talons.

— Ada ?

— Oui, on est toujours là, cria Ada en grimaçant. Ils avaient les oreilles qui sifflaient de façon atroce. Le grondement sourd des chasseurs qui tournaient autour de la ville semblait venir de tous les côtés à la fois.

— Ils ont tous raté leurs coups. Les chasseurs vont revenir, expliqua Morgan. Est-ce que vous avez une arme ?

— Oui, AK a laissé un revolver à Michael.

— Il sait s'en servir ?

Michael se pencha vers le téléphone et cria :

— Affirmatif.

— Attention, chasseurs ! cria à nouveau Morgan.

Un éclair. Michael aperçut le départ du missile. Alors, suivant celui-ci des yeux, il vit les chasseurs surgir de la montagne, droit vers eux, si près des toits qu'on aurait dit qu'ils allaient les toucher. Ils se séparèrent de deux battements d'ailes fulgurants, et commencèrent à semer une pluie de petites étoiles multicolores furieusement brillantes. Le missile vira sec et manqua l'avion de gauche d'un cheveu. Puis le chasseur de droite passa sur eux et le bang de son souffle les plaqua au sol, les secoua, les assourdis. Ada hurla un cri bref, suraigu et libérateur. Tremblants, à genoux côte à côte sous la pluie, ils se regardèrent. Deux colonnes de fumée supplémentaires marquaient le ciel là où les chasseurs avaient frappé. Dans la main d'Ada, le téléphone crachota :

— OK, fit la voix calme de Morgan. Michael devant avec le revolver. Ada derrière avec le téléphone. Sans précipitation. Je vous couvre. Et comme vous avez pu le constater, je ne suis pas limitée par ma puissance de feu. Vous avez compris ?

— Affirmatif, répondit Ada.

— Allez-y.

Ils descendirent pas à pas. Dès le deuxième étage, l'intérieur de l'immeuble était méconnaissable : tous les murs étaient troués comme des passoires, ils étaient effondrés par endroits. La descente de l'escalier était rendue acrobatique par la disparition de certaines marches. Une poussière très dense flottait dans l'air, irrespirable, et le sol était jonché d'une épaisse couche de gravats et de mobilier réduit en morceaux de toutes tailles. Michael marchait en tête, le revolver à la main, avec dans son dos Rita dans le sac.

En bas de l'escalier, le rez-de-chaussée était totalement dévasté. Par endroits, le plafond était tombé, les couloirs étaient tellement éventrés et les pièces tellement remplies de débris qu'il devenait difficile de faire la différence. Le vent de la tempête et de l'hélicoptère venait lever la poussière, suffocante, et déroulait comme des espèces de lambeaux de brouillard maléfique. Au détour d'un pan de mur, Michael aperçut une main gauche, vide, et seule. Le reste du corps était caché par un coin de cloison ravagé par les balles. Il regarda cette main avec toute l'attention qu'il pouvait rassembler. Il lui sembla inique de ne pas être capable de déterminer si c'était celle d'AK. Il s'avança millimètre par millimètre. Comme l'angle s'ouvrait, il aperçut sous ce poignet un bout de tissu plastifié qui se soulevait avec le vent. L'étoffe, tendue par un minuscule treillis pantographe arachnéen de micro poutrelles et de fils translucides, semblait changer de couleur avec le mouvement, comme si, argentée, elle avait reflété son environnement. Michael, soulagé, prit une grande respiration et tourna le coin. Le corps n'avait plus tête, et plus de jambes non plus. Ces traînées sombres sur les murs, cette flaque, c'était son sang recouvert de poussière. Michael vit que les traces d'AK continuaient dans le couloir. Le bruit de l'hélicoptère changea et au travers des trous dans la façade, Michael vit que Morgan manœuvrait son énorme machine vers le côté, afin de prendre de l'angle pour mieux le couvrir. Derrière lui, le téléphone crachota et il entendit Ada répondre :

— Non, pas encore.

Puis elle se tourna vers Michael et il lut sur ses lèvres :

« Elle nous voit.

Le cœur battant à tout rompre, Michael s'avança sur la piste que le policier avait tracée dans les gravats saupoudrés comme s'il avait neigé. Il fit une pause pour se retourner et vérifier qu'Ada restait cachée derrière le coin. Le bang énorme, suivit du rugissement démentiel du passage d'un avion supersonique, le fit sursauter. Il prit alors conscience qu'il tremblait comme une feuille, et que c'était naturel, car ce qu'il était en train de faire était très dangereux. Pourtant, il avait passé des milliers d'heures à jouer dans des simulations bien pires... mais il s'y était aussi fait tué des centaines de fois. En l'occurrence, la réalité avait une tonalité très différente. Parenthèse incroyable, il lui prit à se demander comment son cerveau reptilien pouvait savoir qu'il était dans le monde réel, et donc qu'il n'avait qu'une seule vie... À moins que sa conscience ne lui ait transmis cette information... Et il lui apparut aussi évident qu'il ne parviendrait pas à décider si ce mécanisme était salutaire ou pas, car il avait été plutôt bon à ces jeux là, mais cette peur et ces tremblements risquaient de réduire sévèrement ses capacités. Bang. Un jet était passé au-dessus d'eux, si près que l'immeuble en avait tremblé dans ses fondations, et des gravats tombèrent de tous côtés. Michael tendit le revolver devant lui et fit un pas. Quand il aperçut les pieds d'AK dans la poussière, il les reconnut grâce aux chaussures. Il se mit à trembler de plus belle, car les semelles étaient à angle droit avec le sol. Puis il vit l'une d'elles bouger. Il demanda, assez fort pour que sa voix porte par-dessus le vacarme de l'hélicoptère :

— AK, ça va ?

— Ouais, lui répondit-on. Ou en tout cas, c'est ce que Michael crut entendre, car la voix n'était ni très assurée ni très forte, et il ne fut pas certain de l'avoir reconnue non plus. Néanmoins, il avança encore, le revolver tendu devant lui, tous ses sens à leur niveau ultime d'attention. Il découvrit qu'AK était assis adossé à un mur, son fusil posé sur ses genoux, il se tenait le ventre d'une main pleine de sang. De l'autre, AK indiqua quelque chose à Michael et il lui dit :

« Le deuxième est là-bas. Votre ange gardien l'a eu. Va vérifier qu'il est mort, et si ce n'est pas le cas, vu les circonstances, on va minimiser les risques : flanque une balle dans la tête de cet enfoiré, s'il te plaît.

Michael suivit la direction désignée et avança pas à pas, le revolver pointé vers le sol devant lui, cherchant à discerner une forme humaine dans le désordre indescriptible de fragments de cloison et de morceaux de meubles, le tout recouvert de poussière. Soudain, il vit ce qu'il avait cherché. Le costume caméléon fonctionnait encore et déguisait le corps à merveille. Il fallut dix bonnes secondes à Michael pour deviner où était la tête. Il se pencha et écarta la capuche de composite polychrome et sa structure de support pseudo fractale, révélant un œil gris unique et vide, recouvert lui aussi de poussière, au milieu d'une face ensanglantée et déformée à la Picasso, au-delà du méconnaissable. Michael considéra cet œil inerte sans savoir ce qu'il attendait. Puis il revint vers le policier en faisant signe à Ada que tout était clair.

— Qu'est-ce que je peux faire ? demanda Michael en s'agenouillant à côté d'AK.

— Rien. Tirez-vous. Saluez Morgan Kerr pour moi. J'aurai bien voulu la rencontrer.

— Vous êtes blessé ! s'exclama Ada en approchant

— Ouais. Je crois que ce n'est pas très grave. Le gilet a presque tout encaissé.

— On va appeler des secours.

— Déjà fait. Mes collègues sont en route. Tirez-vous.

Ada s'accroupit à côté de lui et lui demanda :

— Vous êtes sûr qu'ils ont eu votre appel de détresse cette fois ?

— Le brouillage est levé, fit Rita depuis le sac dans le dos de Michael.

— Ils ont confirmé, affirma AK. Tirez-vous, je vous dis. Je ne veux pas qu'ils vous trouvent ici. Comme ça, je vous ai pas vus. Ça restera entre vous et moi, OK ?

Le téléphone dans la main d'Ada crachota :

— Ada, vous en êtes où ?

Ada le porta à ses lèvres et répondit :

— Tout va bien. On arrive.

Elle se leva. Michael rendit son revolver au policier qui le remercia d'un hochement de tête.

— OK, fit Michael en se levant à son tour, bonne chance à vous, alors.

II prit la main d'Ada pour l'entraîner vers l'hélicoptère. Celle-ci lui résista. Elle se retourna pour trouver le regard d'AK et lui dit :

— Merci.

Il lui fit un signe de la main comme un arpège en l'air.

— Bon vent, les amoureux.